Pour faire un bon ordre, il faut un bon désordre !

Ainsi se justifiait ma grand-mère quand je lui demandais pourquoi elle venait de vider tout le contenu de son armoire sur son lit, son fauteuil, sa chaise, partout ! transformant sa chambre en véritable brocante.

C'est cette image qui m'est revenue à l'esprit lors d'une discussion sur la "bonne façon" de gérer ce courrier électronique qui devient de plus en plus envahissant. Je ne peux réellement juger que sur mon cas personnel, mais il est vrai que, si je l'imprimais[1], la masse de courriels que je reçois représenterait une quantité de papier bien supérieure à la quantité de publicité, pourtant non négligeable, qui encombre ma boite aux lettres. Et la tentation est grande de céder à cette boulimie de mémoire énorme que suscite la dématérialisation de ces informations. En démultipliant nos propres capacités mémorielles, cet "amplificateur de souvenir échangés" agit comme un levier intellectuel : il augmente notre sentiment de puissance.

Pourtant, bien des choses qui, si elles avaient eu la forme de pages imprimées, auraient finit dans les déchets (recyclables, bien sur), se retrouvent à encombrer nos boites au lettres électroniques. Pourquoi rechigne-t-on à recycler ces électrons que sont les informations numériques ? Je n'ai pas la réponse, et je dois bien avouer que je suis atteint de cette même manie : j'archive !

Seulement, la conséquence est une obésité croissante des moyens de stockage de ces informations; ce qui se traduit par un ralentissement progressif des outils qui les gèrent.

Certes, les techniques de stockage et les performances des machines s'améliorent; mais au delà de l'aspect technique se pose un problème de fonctionnement mental de l'utilisateur et de sa capacité à gérer une mémoire virtuelle supérieure à sa mémoire réelle. Et là, deux écoles s'affrontent :

  • Les tenants du classement, dignes fils spirituels de Linné[2], ayant pour devise la phrase : "Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place",
  • Les adeptes de l'étiquetage, préférant prévoir dès le départ les moyens de gérer une certaine dose d'imprévu, sans pour autant se laisser envahir par la pagaille.

Le classement impose une organisation "a priori", qui se retrouvera forcément imparfaite avec le temps, car bien malin est celui qui est capable de définir à l'instant T une structure qui restera valable à T+N.

A moins de disposer des talents d'un devin, on abouti en général soit à une structure arborescente immense, foisonnante et pour finir, ingérable, même pour son auteur, soit à des divisions moins nombreuses mais moins discriminantes, ce qui provoque une perte de temps immense dans des recherches devenues nécessaires; l'objet attendu se trouvant presque systématiquement là où on ne s'attend pas à le trouver.

J'ai souvenir d'avoir vu de mes yeux une personne atteinte d'Outlookite aigüe, devoir déplier poussivement une arborescence de plus de 200 dossiers pour retrouver quelque chose. Et il n'y arrivait jamais du premier coup parce que son classement qui paraissait évident et logique dans le contexte du moment d'arrivée n'offrait jamais le bon critère dans le contexte du moment de la recherche.

A contrario, l'étiquetage d'un immense vrac (les anglophones parlent de "tagging") libère du carcan de l'organisation préalable au profit d'une sorte de rangement opportuniste. Les tags procurent un classement virtuel souple (un objet ayant plusieurs étiquettes) qui n'existe pas avant qu'on s'en serve.

Avant que Gmail ne donne à ce concept une maturité et une diffusion large; seuls quelques clients de courriels étaient conçu pour cette forme d'utilisation (celui que j'utilisais à l'époque était TheBat ! Hé oui, c'était sous Windows).

Couplé à un outil de recherche performant, l'étiquetage permet de limiter les efforts d'organisation au maximum.

Les tenants du classement peuvent aussi avoir un outil de recherche performant, mais alors pourquoi perdre autant de temps à ranger si, au final, la recherche devient le seul moyen d'accéder à sa mémoire ? Car le pire, c'est que ceux qui ont pris conscience des failles de leur propre système de classement effectuent systématiquement une recherche "au cas où ce serait mal rangé" !

Pour ma part, j'utilise la méthode que j'appelle "principe du bureau encombré"; j'explique.

J'ai une boite de réception unique dans laquelle tout arrive (hormis le spam). Un premier jeu de filtres permet de pré-étiqueter certains messages en fonction de l'adresse sur laquelle ils ont été reçus (pro, privé, asso, etc.) ou de certaines caractéristiques de l'émetteur (banque, organismes, etc.). La seule et unique contrainte de cette méthode est de ne pas dépasser un certain nombre de messages dans sa boite de réception, arbitrairement fixé (50 chez moi), il correspond au nombre de "papier" que vous laissez trainer sur votre bureau en vous disant : "Il faut que je réponde." ou "Je dois traiter cette affaire." c'est à dire que la suite sera de donner un coup de fil, de prendre un rendez vous, de préparer quelque chose, que sais-je.

Tous les messages reçus ne rentrent pas dans cette catégorie, loin de là. Et même pour ceux qui nécessitent une action, elle est parfois très rapidement réalisée; bloquer un créneau sur son agenda et répondre qu'on l'a fait, ou transmettre un dossier qu'on a sous la main, voila comment dégonfler rapidement le flux des messages. Et le fait d'avoir effectué l'action requise, qui se limite souvent à la simple lecture du message, permet d'effectuer immédiatement l'un des deux seuls classements que cette méthode impose :

  • Classement vertical (comprenez, mise à la corbeille)
  • Classement horizontal (renvoi dans le grand vrac des archives, éventuellement revêtu de quelques étiquettes supplémentaires)

Que reste-t-il dans la boite de réception ? Pour les messages qui vont nécessiter un traitement de longue durée : mettre l'étiquette "A faire", éventuellement l'étiquette "Urgent", et zou ! Classement horizontal.

Je n'ouvre le dossier virtuel "A faire" que lorsque j'ai du temps. Et, quand je décide de traiter un message, j'explore les autres dossier virtuels qui découlent de ses étiquettes. Il n'est pas rare que la bonne action à entreprendre, qui n'était pas évidente au moment où le message est arrivé, soit devenue plus facilement définissable une fois le message placé au milieu des autres évènements relatifs au même contexte.

Et pour ceux qui craignent de voir s'endormir sous la poussière virtuelle des messages non traités, qu'ils se rassurent. Un mail inquiet de relance fera revenir tout le fil de discussion dans la boite de réception. Et quelque chose dont on jugeait qu'une action devait suivre au moment de la réception, mais qui s'en était très bien passé depuis des semaines doit être traitée sans attendre (s'il n'est pas déjà trop tard) et restera donc dans la boite de réception. Sinon, elle peut bien continuer à se passer de traitement ... définitivement (traduisez : "Fin de l'affaire par Classement vertical").

Je vous laisse à méditer une phrase aux relents militaires qui dit : "Il faut toujours attendre le contrordre avant d'exécuter un ordre, ça permet d'éviter le désordre."

Notes

[1] Comment ça ; "Certains le font !" ?

[2] Carl von Linné est connu pour avoir mis de l'ordre dans le foisonnement des espèces vivantes avec son ouvrage "Systema Naturæ" instaurant la nomenclature binominale.