Ayant été militaire, j'ai pu juger de l'intérieur des effets de l'uniformisation et apprécier les aspects à la fois efficaces et pervers de cette pratique. Et encore, dans ce cas là, les buts recherchés son avoués et assumés.
Dans d'autres domaines, j'ai toujours pensé que les diverses formes de panurgisme ne font qu'entrainer à terme un nivellement par le bas et un appauvrissement global.
Une histoire drôle que m'a racontait mon père me revient de plus en plus souvent en mémoire en ces temps où le marketing est roi, où le miracle de la communication donne aux fausses innovations l'apparence d'un futur forcément meilleur, mais vendu plus cher, ce qui, quand on y réfléchit un peu, s'avère être la seule véritable différence.
Cette histoire, c'est celle de la machine à raser.
Un homme, comme tous les jours, sort de chez lui le matin pour aller travailler. Comme tous les jours, il fait un crochet par le troquet de son quartier pour y prendre un petit café, histoire de bien entamer sa journée.
Sur le chemin, il remarque ce qu'il prend au premier abord pour un Photomaton, qui n'était pas là la veille. En s'approchant, il se rend compte de son erreur en lisant les inscriptions que porte la cabine : "Machine à raser", "Un nouveau service de proximité !", "Panne de réveil ! Rendez-vous imprévu ! Soyez impeccable !".
Il poursuit son chemin et arrive au café. Il y retrouve comme chaque matin les habitués du lieu et leur fait part de sa découverte. S'engage alors une discussion sur toutes ces merveilles que le progrès rend chaque jour possible. Et comme dans tous les bars de quartier pour que la discussion s'anime il faut que les avis divergent, un opposant auto-proclamé au progrès cherche tous les arguments possibles pour dénigrer l'objet. A un moment, pensant avoir déniché un atout maitre, il assène : "Ça ne marchera jamais, d'abord, on n'a pas tous le même menton !"
Et là, quelqu'un entre dans le bar, le visage entouré de bandages, et dit : " Avant, non ! Après ..."
Pendant de nombreuse années, cette histoire m'a fait rire. Et puis, j'ai commencé à la trouver amère, au fur et à mesure que l'uniformisation des gouts et des comportements gagnait du terrain. Pour ratisser une clientèle plus large, on recherche le consensus, la voie médiane, celle qui est censée rassembler; et ce faisant, on se nourrit de passé, alors que l'innovation doit dévorer le futur, au risque de se casser les dents en cherchant à diverger pour ouvrir de nouvelles possibilités.
De fusions en acquisitions, jusqu'à des positions de quasi monopole, on constate la diminution du nombre de logiciels proposés au public par les éditeurs de solutions propriétaires. On ne crée plus, on copie; et au lieu d'inventer de nouvelles solutions à des problèmes réels, on fabrique des besoins besoins nouveaux pour vendre une nouvelle fois la solution de l'an dernier à peine remaquillée.
De l'explosion foisonnante de ses débuts, de tous les petites solutions logicielles existant alors, il ne reste que celles défendues par quelques grosses entités, comme si un phénomène d'accrétion s'était produit, faussant par la puissance financière, ce qui aurait dû être une sélection naturelle par la qualité (ou du moins, par le choix des utilisateurs).
En réduisant la variété des solutions proposées, on réduit la capacité à créer des assemblages ou des usages originaux. Condamnés à se servir des mêmes outils, les utilisateurs ayant les mêmes tâches à réaliser ou les mêmes problèmes à résoudre finissent par œuvrer de la même façon.
Difficile d'obtenir un avantage par l'astuce ou l'originalité. Dans un monde uniforme, la masse à toujours raison.
A contrario, le monde de l'Open Source fait encore preuve d'une grande variété. Parfois trop, si l'on en croit ses détracteurs. Libérés qu'il sont des contraintes de rentabilité, tous les logiciels, si faible soit leur audience, ont un égal droit de cité.
Même sur des logiciels très ciblés, voire confidentiels, on trouve des groupes actifs de mainteneurs et d'utilisateurs, qui se connaissent (virtuellement) et s'entraident (réellement). Ils ne partagent pas que le problème, mais aussi leur vision de ce que doit être la solution. Et cette vision évolue au gré des fusions et des scissions entre projets[1], constituant une source d'innovation bien plus créative que le seul business plan d'un responsable marketing, un œil rivé sur le bilan comptable et l'autre sur le cours de l'action.
A ses débuts, l'informatique hésitante, sortant à peine de ses laboratoires, produisait à grand frais des résultats chers, rares et précieux, tels des robes de haute couture. Et puis l'industrialisation est venue, abaissant les coûts, démocratisant la chose en inventant une sorte de prêt à porter; et tout le monde pu goûter à ses bienfaits et rêver à ses promesses.
Cette démocratisation, le modèle Open Source s'en sert pour multiplier les réalisations originales et donner sa chance à un maximum d'idées. C'est cette caractéristique qui me fait parier sur la survie à long terme de l'Open Source; cette vivacité basée sur le foisonnement.
A l'opposé, dans une approche de rentabilisation par la rationalisation, les éditeurs de logiciels produisent ce qui ressemble davantage à la pire des abominations que connaisse la mode, la taille unique; celle qui, sous prétexte d'aller à tous, ne va bien à personne.
Restons vigilant, s'ils gagnent, il se pourrait qu'un jour il n'y ait plus que deux tailles : "Trop grand" et "Trop petit".